Interview au sujet de l'exposition DE FACE

par Stéphanie Misme

 

S.M. : Jean Claude, la singularité de votre écriture photographique repose sur la représentation sans artifice, d'une architecture de face, votre travail se rapproche t-il du style documentaire?

 

Tout travail artistique s’inscrit dans une histoire. J’aime pour ma part expliciter ces filiations.

 

Ce que l’on appelle le Style Documentaire est né aux USA dans les années 30, alors que l’administration américaine avait demandé à des photographes de documenter la crise du monde rural. Sous l’impulsion Walker Evans, ces photographes adoptèrent un style froid et impersonnel, dont la frontalité stricte de la prise de vue est l’un des signes les plus marquants. Mais on découvrit vite une certaine poésie à ces images pourtant dépourvues de tout pathos. Cette retenue dans l’expression des affects caractérise le style documentaire.

 

En ce sens, je revendique totalement cette filiation. Je m’inspire aussi beaucoup de l’écriture photographique des allemands Bernd et Hilla Becher qui ont définitivement rattaché la vue strictement frontale à l’art. Dans leur suite, j’utilise aussi les séries d’images.

 

Quant aux sujets, puisque nous sommes en France, on ne peut s’empêcher de penser au travail de Raymond Depardon, surtout celui de La France de Raymond Depardon qui se réfère explicitement au style de Walker Evans.

 

Et puis ceci : Faire des photographies de face, c’est regarder la réalité en face. Plaisante similitude des expressions.

 

S.M. : Votre manière de voir s'inscrit-elle dans une démarche de mémoire où la photographie serait considérée comme une archive de vie?

 

Que mon travail puisse être rattaché au Style Documentaire ne signifie pas qu’il soit un document, une mémoire, une archive, car il ne répond à aucune commande ou projet institutionnel. Pour être une archive, un document doit être archivé. Ma problématique est plus esthétique que mémorielle. Je porte un regard étonné et curieux sur le monde le plus banal pour tenter d’y débusquer une beauté ou au moins un intérêt esthétique. Ambition plus modeste ; mais c’est un fait que dans les pratiques artistiques contemporaines, la référence au documentaire est souvent un alibi dissimulant une approche surtout esthétique.

 

Au demeurant, comme tous les hommes, je suis touché par ce qui me rappelle mon enfance. C’est le cas des petites boutiques maintenant closes, qui étaient les seuls endroits où l’on faisait autrefois ses achats courants. Cependant, par le choix d’un style neutre, je tente de contenir au maximum cette émotion. Je souhaite que cette nostalgie reste discrète. La technique photographique est née avec le monde industriel moderne au milieu du XIXème siècle. Elle fut utilisée par certains pour glorifier cette modernité. Mais pour beaucoup, elle fut un moyen de fixer les images d’un monde en constant changement. Comme le mouvement romantique, cette pratique peut être pensée comme une réaction à l’accélération du temps à l’époque moderne.

 

Photographier lentement, froidement et précisément les façades des boutiques closes, c’est leur faire un adieu poli. Poli, au sens où la correction d’un texte est une marque de politesse envers le lecteur. C’est là le rôle que j’assigne à la précision géométrique de mes images.

 

S.M. : La frontalité de vos architectures amène le regard sur des détails qui nous informent sur le lieu de vie de ses habitations, ces détails participent-il à un rôle social de la photographie ?

 

Photographier les maisons de face n’est évidemment pas la seule manière de faire et certainement pas la plus informative. Mais j’ai une préférence pour ce point de vue et je ne présente ici que des images strictement frontales. Depuis quelques siècles, en gros depuis la Renaissance, nous construisons des maisons qui reposent sur des principes géométriques standardisés, avec une façade et un plan respectant un principe de symétrie. Se placer en face, juste au milieu, c’est adopter le point de vue pour lequel elles ont été faites. C’est rendre hommage à leur concepteur. Symétrie, au demeurant, souvent imparfaite, comme celle de notre visage, symétrie uniquement extérieure, puisque les pièces d’une maison, comme nos viscères, s’éloignent en général de ce principe. Bien entendu, ce point de vue frontal n’est pas adapté aux réalisations architecturales les plus contemporaines, mais celles-ci sont rares dans l’habitat courant de nos villes.

 

« Dis-moi quelle maison tu habites et je te dirais qui tu es. » est une formule facile, mais qui a sa part de vérité. C’est une évidence au point de vue socio-économique et culturel. Cela doit être également vrai au niveau psychologique, en particulier pour la façade qui est comme le visage d’une maison.

 

On s’étonnera peut-être de voir ici des photographies de murs latéraux de pavillons modestes en attende de la construction d’une maison mitoyenne. Aucune intention esthétique dans ces réalisations architecturales purement fonctionnelles et éphémères. Et pourtant, ces surfaces de grande taille, aux formes souvent irrégulières mais à la géométrique parfaite, savent m’étonner et je puis même parfois leur trouver un certain charme.

 

Si quelques-uns des visiteurs sortaient de cette exposition en ayant modifié le regard qu’ils portent sur ces maisons, ces boutiques ou ces murs, j’aurai accompli une part de la petite mission dont je puis me sentir investi.

 

Ambition modeste, mais qui a une histoire. Dans les années 80, la DATAR a demandé à des photographies d’inventer une nouvelle manière de regarder le territoire français, d’inventer des visibilités, comme a dit un historien. C’est-à-dire, plus simplement, de chercher si des beautés nouvelles se cachaient dans un paysage français très modifié en une trentaine d’années. En ce sens, il peut y avoir un rôle social à la pratique artistique de la photographie. Je m’inscrits volontiers dans ce sillage.

 

S.M. : Votre univers photographique semble silencieux, attaché au territoire, au commun avec une deuxième lecture proche de l'acte politique, qu'en est-il ?

 

L’acte politique n’est pas du tout dans mes intentions. Mais on peut évidemment voir du politique partout. Il en va de ces quartiers entiers qui ne sont habités que quelques semaines par an, comme du gaspillage alimentaire. Certains s’offusqueront de cette totale indécence à une époque où croissent les inégalités sociales et les exclusions. De même, la fin programmée des petits commerces peut faire l’objet d’une réflexion socio-économique. Mais cela n’est pas mon propos, car je suis trop convaincu qu’il s’agit là d’effets d’une structure qu’il est passé de mode de vouloir contester.

 

Quant au silence évoqué dans votre question, je le comprends comme l’absence d’agitation humaine ou automobile dans mes clichés. Cette exclusion d’éléments perturbateurs doit favoriser notre concentration sur la demeure dont je fais le portrait. L’omniprésence des automobiles est un des facteurs majeurs de l’uniformisation et de l’enlaidissement de nos villes et villages. J’aime rêver un moment qu’on y échappe.

 

S.M. : Jean Claude, en une ligne qu'est que pour vous la photographie ?

 

Ma pratique, comme je l’ai dit, est une tentative obstinée d’esthétisation du banal. Une vielle histoire.